Théorie: les habits neufs de la politique mondiale

Je vous ai parlé du petit livre (140 pages) de Wendy Brown, « les habits neufs de la politique mondiale ». Voici quelques feuilles extraites de l’avant-propos. D’abord j’aime bien le personnage atypique, une femme, une universitaire nord-américaine, une théoricienne spécialisée dans la pensée politique européenne notamment Marx et Weber, l’Ecole de Francfort et Foucauld, intégrant tout cela aux courants anglo-américains de la théorie féministe et post coloniale et des cultural studies. Elle développe aujourd’hui une analyse radicale du devenir contemporain des démocraties occidentales et du sujet politique qu’elles ont conformé. j’aurais  bien sûr beaucoup de remarques à lui faire, en particulier celle de savoir si l’auteure ne marque pas une trop grande rupture à l’intérieur de l’évolution du mode de production capitaliste, isolant sa phase sénile actuelle sans toujours voir à quel point le ver était dans la fruit. Mais il y a beaucoup d’aspect passionnant, la mise en évidence de ce devenir, des contradictions entre la dé-démocratisation de ceux qui imposent la rhétorique démocratique à l’humanité, et surtout la reconstruction d’une totalité avec au centre le sujet politique.  Voici donc ces quelques pages.
Danielle Bleitrach

Les essais qui suivent visent à produire une analyse théorique de l’impact du néolibéralisme sur la transformation de la vie politique américaine. Le premier d’entre eux, le Neolibéralisme et la fin de la démocratie, a été écrit un an après les événements du 11 septembre, alors que les attaques que la gauche américaine lançait sur le gouvernement de G.W.Bush se concentraient presque exclusivement sur la dimension explicitement impérialiste et antidémocratique de ses politiques. S’il est évident que la violence, les mensonges et la stupidité dont ce gouvernement s’est rendu responsable ne doivent pas être sous-estimées, se limiter à de telles critiques me semble peu productif ; j’ai voulu au contraire mettre au jour un courant plus profond de dé-démocratisation de la vie politique américaine, conséquence de plusieurs décennies d’imprégnation, jusqu’à saturation, de la sphère sociale et politique par la rationalité néo-libérale. Ce premier texte s’attache notamment à analyser les conséquences de l’éviction de la tension, vieille de plusieurs siècles, entre  1. la variante démocratique de la rationalité politique et 2. la rationalité économique, en son principe fondamentalement non démocratique, au profit d’une rationalité marchande englobante, et même totalisante, qui traverse les domaines du politique, du social, de l’économique et de l’intime.
Le second texte, le cauchemar américain, fut écrit deux ans plus tard pour traiter d’un aspect du problème que je n’avais pas abordé dans le premier. Il s’agissait d’interroger la manière dont le néolibéralisme, et les efforts qu’il déploie pour organiser tous les aspects de la vie selon les critères marchands, s’accorde avec l’étatisme, le moralisme, la religiosité du néo-conservatisme et de comprendre comment ces deux rationalités favorisent l’une et l’autre la dé-démocratisation de la nation même qui prétend « démocratiser » le monde. Ce deuxième texte ne contredit pas la thèse du premier : il la complexifie et l’enrichit en montrant que le processus de dé-démocratisation néo-libéral précédait et excédait largement l’action des néo-conservateurs au pouvoir. Cet essai s’attache ainsi à examiner les tensions et les convergences les plus saillantes entre rationalité néo-libérale et rationalité néo-conservatrice, leurs zones de conflit, comme leur mode d’imbrication. Mais surtout, il cherche à montrer comment l’ascendant de la rationalité néo-libérale, et tout particulièrement le modelage du sujet néo-libéral a ouvert la voie à la profonde poussée antidémocratique du néo-conservatisme.(…)

L’analyse étroite du néo-libéralisme qui ne voit en lui, d’une part qu’une « simple » politique économique, et qui d’autre part tend à négliger ses effets sur la démocratie et le sujet démocratique, fut peut-être renforcée par l’ascension du néo-conservatisme vers le pouvoir (aux Etats-Unis). Les critiques de gauche ne se préoccupaient alors que peu du rapport, sans même parler des tensions entre néo-libéralisme et néo-conservatisme, sinon pour affirmer (à tort) que l’économie néo-libérale et la politique néo-conservatrice étaient comme les deux faces d’une même pièce. Peut-être cette négligence était-elle due au fait que le néo-conservatisme apparaissait comme un phénomène typiquement américain. Une fusion apparement idiosyncrasique entre le fondamentalisme religieux et les pouvoirs de l’argent, étrange créature qui troublait même les néo-travaillistes en Grande Bretagne, et que la plupart des progressistes (liberals) américains considéraient comme l’habile captation par les intérêts des  grandes entreprises, de proportions ignorantes de la population, captation obtenue par la manipulation de leur religiosité et de leur crainte d’une supposée décadence morale. Bien sûr les effets du néo-conservatisme ont été cauchemardesques – ils ont accentué les inégalités entre les riches et les pauvres, encouragé la segmentation de la société américaine selon des critères raciaux, ainsi que la backlash réactionnaire qui prit pour cible le féminisme, ils ont dépossédé les cours de justice de leur pouvoir et de leur neutralité, et bien sûr, ils ont reconduit sous des habits neufs la politique impérialiste de la Guerre froide, mais plus qu’un agenda ou une idéologie politique qui auraient eu les effets notables qui viennent d’être évoqués, le néo-conservatisme en acte a répandu une implacable rationalité anti-démocratique et contribué à un processus de dé-démocratisation en profondeur que même ses plus ardents défenseurs n’avaient pas complètement anticipé. De plus, ces essais y insistent, il n’est pas possible d’affirmer que ce processus arrive à son terme en arguant du fait que la politique étrangère néo-conservatrice s’est bel et bien enlisée.
Bien que des aspects importants de la collusion du néo-libéralisme et du néo-conservatisme soient toujours spécifiques à la situation américaine, des variantes de celle-ci ont émergé ailleurs dans le monde euro-atlantique au cours de ces dernières années. Dans un premier temps, les nations d’Europe du Nord, qui jusque là étaient des pôles de résistance au capitalisme débridé et au moralisme réactionnaire, ont progressivement dérivé vers la droite. Puis ce fut le tour de la France, au mois de mai 2007, avec l’élection de Nicolas Sarkozy sur la base d’un programme aux orientations néolibérales , nationalistes et pro-européennes affirmées, stigmatisant le laxisme moral et l’indocilité des travailleurs et, comme on pouvait s’y attendre, déclarant ouvertement ses affinités avec l’Amérique de Bush.

Wendy Brown. Les habits neufs de la politique mondiale. Neolibéralisme et Néo-conservatisme. Les prairies ordinaires. 2007.

3 commentaires

  1. sur le web:
    néo-libéralisme et fin de la démocratie, par Wendy Brown
    http://www.vacarme.eu.org/article1375.html

  2. vous avez raison c’est un excellent article, même si le début sur la distinction entre liberal (au sens étasunien du terme, c’est-à-dire progressiste) et néo-libéral dans sa dimension économique me semble un peu compliqué dans la démonstration. Mais j’aimerais que nous prenions l’habitude de nous reconstituer une bibliothèque avec des auteurs intéressants et toutes les semaines je tente d’attirer vers un auteur et un livre ou plusieurs…
    Danielle Bleitrach

  3. merci ca va vraiment m’aider dans mon exposé


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