L’autre Cuba, par Harold Cárdenas Lema

La Joven Cuba est un blog révolutionnaire tenu par des étudiants et des professeurs cubains.

source : La Joven Cuba (Cuba), 4 avril 2012

traduit de l’espagnol et présenté par Marc Harpon pour Changement de Société

La Joven Cuba est un blog publié par des étudiants et des professeurs des Universités cubaines. Son logo a été dessiné par Gerardo Hernandez, un des Cinq Héros cubains, condamnés aux Etats-Unis d’Amérique pour leurs activités antiterroristes. Les auteurs du blog défendent les acquis de la révolution, mais dans un esprit de critique, ou plutôt, d’auto-critique constructive. L’article ci-dessous renvoie ainsi dos-à-dos le retour au capitalisme et le maintien du statu quo socialiste. L’auteur exprime son souhait d’une troisième possibilité, celle d’un socialisme renouvelé, autour de questions comme la réforme des régulations limitant les flux migratoires de cubains vers et depuis l’étranger, à laquelle on réfléchit beaucoup à Cuba. L’amélioration du socialisme est ce que l’on appelle à Cuba « actualisation » du modèle économique et social révolutionnaire. Sur cette « actualisation », on pourra lire   Gladys Bejerano Portela : « Le futur sera nettement meilleur, bien que le chemin soit difficile » et les discours de Raul Castro publiés ici et . Sur la dimension proprement politique du processus en cours, on lira par exemple « Les changements à Cuba sont profonds ».ou « Cuba : les nombreux problèmes du travail politique et idéologique »,

Que ferait un changement de système politique dans le pays ? Quels effets aurait l’entrée du modèle capitaliste dans notre réalité ? Quels avantages et inconvénients cela pourrait-il représenter pour les cubains ? Dans quelle mesure le chemin que nous nous sommes tracé et les nombreux sacrifices que nous faisons quotidiennement restent-ils pertinents ?

Dans le cas d’un changement radical de système, il y aurait beaucoup de facteurs à considérer. Je n’en mentionnerai que quelques uns. Nous y gagnerions à coup sûr en terme de développement technologique, nous aurions de gigantesques immeubles dont nous serions fiers, Internet dans les aéroports et des événements sportifs internationaux de premier plan. Même alors, les gratte-ciel seraient le privilège de quelques uns et je ne parle pas des aéroports, et il y aurait une certaine ironie à voir Eliecer Avila (1) contempler avec satisfaction les nombreux vols internationaux, mais, comme tout guajiro (2) de Puerto Padre avant la Révolution, sans jamais pouvoir prendre l’avion. J’aimerais demander un jour au gars de l’UCI , s’il défend les privilèges des élites ou notre droit à sortir et à revenir du pays librement, ce que je soutiendrais pleinement.

Nous pourrions compter de professionnels formés au sein de la Révolution, mais, comme le savoir n’a pas d’idéologie, ils travailleraient aussi bien dans une société capitaliste. Une autre ironie curieuse qu’on ne peut ignorer est que cela nous donne un certain avantage relativement à d’autres pays de la région. Mais nous devons être clairs, après le retour du capitalisme, l’université ne serait plus pour tous et un « fils à papa » n’étudierait pas dans la même école qu’un guajiro de Las Tunas.

Nous aurions la possibilité de voter directement pour le président, une idée qui m’a toujours plu, mais les candidats élus auraient passé une série de « filtres » (beaucoup plus diaboliques que les filtres actuels) qui les convertiraient en représentants des minorités, jamais du peuple.

Dans cette autre Cuba, nous serions en danger de devoir céder notre maison à un yankee revendiquant son droit sur celle-ci, même après avoir passé plus d’un demi-siècle sans y vivre. Nous aurions de meilleures autoroutes, sans aucun doute, mais la nuit, le danger serait beaucoup plus grand dans les rues, la violence et les drogues feraient partie de notre réalité, et ne seraient pas limitées à des secteurs réduits comme maintenant.

Il y a déjà longtemps, une étrangère m’avait parlé avec étonnement de ce que les cubains marchaient pieds nus la nuit sur la plage. Dans son pays, cela est impensable, les seringues que jettent les drogués nous fileraient n’importe quelle maladie. Ce sont ces petites choses que nous, cubains, nous ne remarquons pas, parce que nous tenons pour évidentes nos réalisations d’aujourd’hui et que, généralement, nous nous concentrons sur ce qu’il nous reste à conquérir…Le mal se glisse derrière les détails.

Dans l’autre Cuba, nous serions des travailleurs obéissants, et rien de plus, l’État ne se préoccuperait pas du niveau d’éducation du peuple, ni de sa participation politique. Plus les masses se détournent de la politique et mieux c’est, le laissez faire [en français dans le texte, ndt] est à l’honneur dans le monde entier et Cuba serait le dernier pays à rejoindre la danse.

Si l’on me demande la Cuba que je préfère, je réponds sans hésiter : aucune des deux. Ni celle que me promettent les États-Unis, ni celle que j’ai maintenant. Je serais fou d’accepter le plan des yankees ou de me contenter de la réalité qui existe actuellement ; je veux la Cuba que nous pouvons réussir à être. Ceux qui pensent qu’il n’y a que deux solutions oublient une chose, le peuple cubain pourra régresser en-deça de ce qu’il a réalisé et au nom de quoi il a lutté durant cinquante ans, mais il ne pourra pas se contenter de cela éternellement. Il faut relever de nouveaux défis.

J’attends impatiemment la réforme des régulations sur les migrations qui me permettra de sortir et d’entrer dans mon pays sans problème, j’attends que la participation politique et sociale des cubains soit plus réelle et moins formelle, que l’État ne reste pas silencieux sur des thèmes sensibles comme la fibre optique et que la presse ne soit pas complice. Le jour où l’on comprendra que toutes ces réformes que je souhaitent signifient plus de Socialisme, qu’elles sont synonymes de sens commun, que dans ces « détails », se joue notre futur et notre crédibilité, le jour où nous comprendrons tout cela, nous serons encore plus révolutionnaires.

Le temps de « défendre les conquêtes de la Révolution » est derrière nous ; il s’agit maintenant d’atteindre de nouveaux résultats et avantages pour le peuple, et nous avons déjà laissé derrière nous l’esprit de tranchée et le repli pour conserver les acquis. A l’heure atuelle, si nous ne changeons pas vite, nous perdrons les conquêtes de la Révolution et, avec elles, le peuple cubain. Si nous ne réalisons pas rapidement la troisième possibilité, l’autre Cuba dont j’ai parlée sera une réalité, et, honnêtement, nous valons mieux que ça.

(1) Etudiant de l’Université des Sciences Informatiques (UCI) qui s’est distingué en 2008 par des questions impertinentes posées publiquement à Ricardo Alarcon de Quesada, le président de l’Assemblée Nationale du Pouvoir Populaire, à La Havane.

(2) Paysan pauvre.

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