La chimère du capitalisme moral par Alexei Pouchkov

capitalisme1Nous vivons aujourd’hui une crise profonde du modèle qui s’est imposé depuis 30 ans et de ses fondements théoriques. En ce moment tout le monde parle de la crise mais peu de gens comprennent ce qui se passe en réalité. Ce n’est pas simplement une nouvelle crise cyclique de l’économie, tout est bien pire et plus profond.

Le prix Nobel d’économie Joseph Stieglitz voit dans la crise actuelle la fin de tout un modèle et de toute une idéologie, de ce qu’il appelle le « fondamentalisme de marché ». C’est-à-dire, de l’idée selon laquelle le marché serait capable  de répondre à pratiquement toutes les questions qui se posent devant l’humanité : économiques, sociales et même morales. Stieglitz a déclaré : « la chute de Wall Street signifie pour le fondamentalisme de marché la même chose que la chute du mur de Berlin pour le communisme ! »
Tout a commencé dans les années 1980-1982, quand en Grande-Bretagne est arrivée au pouvoir Margaret Thatcher, et aux USA Ronald Reagan. C’est alors qu’ont été adoptées les théories du néolibéralisme et du marché libre. Elles affirmaient le caractère indispensable d’une concurrence dure, de la libération du capital de toute norme de régulation par l’État, du développement complet des forces créatrices de l’entreprenariat. Et aussi de la volonté libre de l’homme dans la sphère économique. Et même du rejet de l’idée d’un État fort qui orienterait le développement économique. Il s’agissait en fait de réduire ses fonctions à celle de « veilleur de nuit ». Pourquoi cette doctrine est-elle apparue? Il y a plusieurs raisons à cela.
Le système capitaliste mondial se considérait comme en état de siège ! Dans la société occidentale se répandaient les idées de gauche et l’attrait du socialisme. En 1976 en Italie le parti communiste a obtenu aux élections 33 % des voix. Et pratiquement dans la moitié des villes du pays, où les maires étaient devenus communistes, le parti avait pris le pouvoir.
 Les communistes se sont développés également dans d’autres pays occidentaux. En 1968, aux élections présidentielles en France, leur candidat Jacques Duclos a obtenu 25 % des voix. C’est aujourd’hui qu’il nous semble que le capitalisme au cours de la seconde moitié du XXe siècle se sentait tranquille et sûr de lui. Mais il n’en est rien. Dans la seconde moitié des années 70, après la défaite des USA en Indochine, a commencé ce que le comité central du PCUS a appelé l’élargissement du système socialiste. Le Nicaragua, l’Angola, l’Éthiopie, le Cambodge, le Laos, le Vietnam ; la montée en puissance de la Chine…
Il fallait trouver d’urgence une réponse à cette menace. Et la réponse fut trouvée, une réponse que l’on peut qualifier de géniale. « Le capitalisme ne vous plaît pas ? Alors nous allons vous donner non pas moins de capitalisme, comme le réclame la gauche, mais encore plus! À la place du socialisme vous recevrez de l’argent », — c’est à peu près ce qu’ont déclaré alors Reagan et Thatcher.
C’est-à-dire qu’aux valeurs de l’autodéfense collective (en particulier syndicale) et de la solidarité sociale on a opposé de nouvelles valeurs. À savoir : l’individualisme, la propriété privée, le marché libre et la liberté illimitée de faire de l’argent. Le but était d’éradiquer l’idée même de socialisme. Thatcher disait : « l’économie n’est qu’un instrument. L’essentiel est de transformer les esprits ».
Ce projet global a réussi dans une large mesure. Il a fonctionné pendant trois décennies. Aujourd’hui, on accuse Alan Greenspan d’être le principal responsable de la crise, lui qui pendant près de 20 ans dirigea la réserve fédérale américaine. En cette qualité, et du fait de l’importance des USA à l’échelle internationale, Greenspan a influé pratiquement tout le système financier mondial. C’est lui qui a créé le système des bulles financières, quand sur le marché circule une quantité extraordinaire de titres et que les gens ne font plus le commerce de marchandises concrètes, mais de quelque chose de virtuel. Et d’ailleurs,  le produit de ces spéculations a constitué l’an dernier 30 % du revenu du marché américain ! Vous imaginez – non pas la production de voitures, non pas la fabrication de cheeseburgers ou de bière, mais de la spéculation ! Un gigantesque parasite financier est né : gras, gorgé de sang, insatiable, devenu une partie indissociable de l’économie mondiale.
Mais d’où sort ce Greenspan ? C’est Reagan qui l’a nommé à ce poste justement parce qu’il s’opposait à la régulation d’Etat, parce qu’il défendait le jeu libre des forces du marché. Reagan ne comprenait pas grand-chose à l’économie. Cependant, il a pensé qu’il fallait donner aux gens plus de capitalisme, afin de combattre les idées socialistes, les syndicats, la logique non capitaliste.
Maintenant on ne cite plus Greenspan. Ce n’est plus un grand gourou. « C’est sa faute ! » – s’exclame le journal « Time ». Il a aussi entraîné dans sa chute ce qui restait d’autorité à nos économistes néolibéraux qui nous ont fait suivre le modèle américain et considéraient Greenspan comme un demi-dieu.
À l’époque soviétique on parlait beaucoup chez nous de la soif  inextinguible d’accumulation en Occident, de l’avidité du système capitaliste. Nous considérions cela comme de la propagande. Mais au dernier forum de Davos tout le monde ne parlait que de ça ! Tout le monde expliquait que la crise actuelle était la conséquence de l’avidité, de la cupidité, de l’irresponsabilité, de l’égoïsme des banquiers, des entrepreneurs, des investisseurs, des financiers et autres leaders du capitalisme néolibéral moderne. Cela m’a frappé. Parce qu’une chose est d’entendre cela de la bouche de Brejnev, et tout à fait autre chose de la part du président du forum de Davos, principale rencontre de l’élite mondiale politique, financière et entrepreneuriale. C’est-à-dire du principal forum pour le développement et la défense de ce modèle qui s’est effondré !
Récemment, le président français Nicolas Sarkozy, à peu près dans les mêmes termes que Gorbatchev, a annoncé une « restructuration ». Il a déclaré : « nous allons refonder le capitalisme, créer un capitalisme moral ». Mais, de mon point de vue, il y a ici une sérieuse contradiction dans les termes. Le capitalisme ne peut pas être moral : son but est tout autre ! C’est de générer du profit et du superprofit. Mais les superprofits sont incompatibles avec la morale. Oui, sous l’influence de l’URSS et des mouvements communistes et socialistes en Occident, a été créée une structure assez importante de défense sociale.
Et en général, le capitalisme au XXe siècle a subi une grande évolution, et la sphère sociale du capitalisme occidental est aujourd’hui assez importante. Ils avaient compris une chose, c’est qu’il vaut mieux partager avec les démunis que de subir les résultats de leur révolte. Le capitalisme contemporain a créé un système d’amortisseurs sociaux. Mais cela ne signifie nullement que sa logique interne soit la morale et la responsabilité.
Aujourd’hui, tout le monde s’indigne des bonus extravagants que s’octroient les banquiers, les entrepreneurs, les dirigeants de multinationales, atteignant parfois des dizaines de millions de dollars. Aujourd’hui, dans les conditions de la crise, quand l’État accorde des dizaines ou des centaines de milliards à ces sociétés en faillite ou en semi faillite, ces primes apparaissent comme une provocation, un défi à l’opinion publique. Dans des temps plus prospères, on préférait fermer les yeux. Aujourd’hui c’est différent. Beaucoup de gens aux USA et en Europe pensent : « Ce sont eux qui ont mené l’économie au bord du gouffre, et ils se font payer des sommes astronomiques supplémentaires ! » Et le plus incroyable est qu’ils ont continué à les recevoir même en 2008, en plein coeur de la crise. Voilà pour la moralité. Il est impossible de créer un capitalisme moral, car au cours des 30 dernières années l’élite financière et entrepreneuriale s’est habituée aux superprofits et a créé une idéologie du glamour. Voyez ce qui se fait dans le cinéma occidental. Il propage en permanence l’idéal de l’individualiste qui cherche par tous les moyens à obtenir le maximum d’argent. Prenez, par exemple, Océan avec son groupe croissant d’amis malfrats qui passent leur temps à dévaliser des banques. Et c’est le charmant George Clooney qui joue ce rôle. Les héros d’aujourd’hui, ce sont les braqueurs de banques ! Mais c’est exactement la même chose que font les financiers, les entrepreneurs : la création de schémas opaques, les paradis fiscaux, la spéculation, et j’en passe. L’important est de faire du bénéfice. Si tu as réussi à faire un super bénéfice tu es le héros de la société moderne. Mais si tu paies des impôts et que tes bénéfices sont de 5 % tu es un idiot. Telle est la morale du néolibéralisme. Personne ne voudra renoncer aux superprofits. En ce moment on fait appel à l’État, à l’argent des contribuables, grâce à eux on va retaper, rafistoler, replâtrer ce système. On adoptera quelques lois de régulation. On contrôlera un tout petit peu mieux les conditions des jeux boursiers et financiers à risques. Mais dans son principe le système reste le même. Parce que la morale et la psychologie qui se sont installées au cours des 30 dernières années n’ont pas changé. Les gens pensent : bon, il va se passer deux ou trois ans, et ensuite nous retournerons dans ce monde merveilleux dans lequel nous avons vécu ces dernières décennies et qui nous a permis à partir de rien d’amasser des fortunes immenses. Et tout recommencera comme avant jusqu’à la prochaine crise catastrophique.
N’est-il pas temps de retourner dans le socialisme et de marcher vers un avenir radieux ?

Alexei Pouchkov, 5 mars 2009 www.argumenti.ru/publications/9119

Traduit du russe par Marianne D. pour La Gazette du Centre de Langue et Culture russe
http://www.clcr.ru/Francais/index_fr.html

Un commentaire

  1. La fin de ce texte est, je veux bien le croire prophétique :il est temps de retourner au socialisme .Mais pour cela il faudrait des mouvements populaires suffisament puissants, et convaincus qu’il faut un coup de barre à gauche.Il faudrait aussi que les partis qui se disent à gauche soient réellement à gauche.Malheuresement il y a dans la téte des militants beaucoup de confusion,et quelque part le sentiment d’echec de l’URSS . reste le mouvement social et un sursaut des salariés pour repartir à l’offensive !,


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