Eric Fassin : “Et si le problème n’était pas l’immigration mais la politique d’immigration ?”

source : Telerama

Face au durcissement de la législation sur l’immigration – le sixième projet de loi depuis 2002 (!) arrive en discussion à l’Assemblée aujourd’hui –, le sociologue Eric Fassin s’interroge sur la vision de l’autre. Et sur les stigmates que cette politique risque de laisser dans la société française.

Popularité en baisse ? Chute dans les sondages ? C’est reparti pour un énième projet de loi sur l’entrée et le séjour des étrangers : le sixième depuis 2002 ! Les députés sont-ils de si piètres législateurs qu’il faille remettre tous les dix-huit mois sur l’établi l’arsenal des mesures anti-immigrés ? Présenté comme un ajustement du droit français aux directives européennes, le projet de loi défendu cette semaine par Eric Besson durcit encore la politique de l’immigration : allongement de la durée de rétention des étrangers en situation irrégulière (jusqu’à quarante-cinq jours au lieu de trente-deux aujourd’hui), intervention plus tardive du juge des libertés, « interdiction de retour », soit une sorte de bannissement du territoire européen pouvant frapper, pendant éventuellement cinq ans, tout étranger en situation irrégulière…

Comme pour l’expulsion des Roms, inutile de revenir sur les calculs électoraux qui sous-tendent une telle politique. Qu’une telle chasse à l’étranger soit moralement condamnable, cela va sans dire. Mais quittons un instant ce registre pour interroger, avec le sociologue Eric Fassin, professeur agrégé à l’Ecole normale supérieure, la logique profonde de ces actions : jusqu’où Nicolas Sarkozy ira-t-il ? Quelles traces cette politique, qui restera sans doute la marque de fabrique de ce quinquennat, laissera-t-elle dans la société ? Et quelle vision de l’autre apparaît en filigrane derrière ces discours ?

Au sein de Cette France-là, un collectif discret réunissant des intellectuels, comme le philosophe Michel Feher, des chercheurs et des journalistes, le sociologue Eric Fassin a travaillé en profondeur toutes ces questions. Préférant, dans la tradition d’un Michel Foucault, la posture de « l’intellectuel spécifique » qui s’engage avec ses compétences et son expertise à celle du pamphlétaire disant le bien et le mal.

Dans les deux volumes de Cette France-là vous décortiquez minutieusement la politique d’immigration de Nicolas Sarkozy. En quoi se démarque-t-elle de tout ce qu’on a connu dans ce domaine depuis une trentaine d’années ?
Eric Fassin : Il y a bien rupture : au lieu de seulement concéder une place au « problème de l’immigration », le président l’a mis au coeur de son mandat. Depuis 2007, les membres du gouvernement les plus visibles n’ont pas été les ministres de l’Economie ou des Affaires étrangères, ni même le Premier ministre, mais Brice Hortefeux puis Eric Besson.

Nicolas Sarkozy, qui revendique la « culture du résultat », est le premier président à afficher des quotas d’expulsions (l’objectif est de 28 000 pour 2010, NDLR). En même temps, au guichet des préfectures, la logique du « cas par cas », censée apporter un supplément d’humanité à la politique du chiffre, donne un pouvoir discrétionnaire aux préfets : le droit cède du terrain à la bureaucratie.

La France est le pays le plus généreux d’Europe en matière de droit d’asile, ne cesse de dire Eric Besson, qui évoque aussi l’augmentation du nombre de naturalisations.
Il nous dit en effet que c’est pour continuer d’être accueillants envers les immigrés qu’il faudrait contenir l’immigration. Le « réalisme » serait la condition de notre « générosité » : pour rester ouverte, la France devrait donc se fermer ? Il affirme par exemple que nous serions généreux en matière de mariages mixtes. Mais le mariage n’est-il pas un droit ? Or, à force de tracasseries – pour accorder un visa, par exemple -, la politique actuelle les a réduits d’un quart en trois ans.

Durant la campagne présidentielle, le candidat Sarkozy développait un double discours : à la fois négatif, contre « l’immigration subie » ; et positif, pour « l’immigration choisie ». Or, le rééquilibrage consiste en fait à réduire l’immigration familiale sans augmenter l’immigration de travail. Résultat, les immigrés les plus qualifiés préfèrent aller dans des pays qui traitent mieux les étrangers. Pourquoi renoncer à une vie de famille ?

“La logique du soupçon s’étend
à l’ensemble des étrangers, et elle touche
tous ceux qui ont l’air étrangers.”

Au-delà des calculs électoraux assez évidents pour récupérer l’électorat du Front national, quelle est la logique profonde qui est à l’œuvre dans cette politique ?
Tout s’organise autour du partage entre « eux » et « nous », comme ce ministère opposant l’immigration (eux) à l’identité nationale (nous). D’un côté les Français, de l’autre les étrangers, en situation régulière ou irrégulière. En réalité, loin de séparer une fois pour toutes le « bon grain de l’ivraie », on n’en a jamais fini. Les cercles concentriques se multiplient : des sans-papiers, la logique du soupçon s’étend à l’ensemble des étrangers, et elle touche tous ceux qui ont l’air étrangers. Comment distinguer un étranger sans papiers d’un étranger en situation régulière ou d’un Français d’origine étrangère ?

Quelles répercussions cette politique a-t-elle à l’intérieur de la société française ? En quoi la transforme-t-elle ?
Le partage entre eux et nous n’épargne pas les Français, même s’ils n’ont pas l’air étrangers. Songeons au « délit de solidarité », ou aux conjoints français d’étrangers victimes de la chasse aux mariages blancs : la police et l’administration fouillent l’intimité de ces couples ! Au-delà, nombre de Français nés à l’étranger ou de parents nés à l’étranger peinent à renouveler leurs papiers. Les menaces de déchéance de nationalité contre les Français d’origine étrangère participent aussi d’une précarisation de la nationalité qui ne manquera pas d’atteindre les Français « de souche ». Le soupçon systématique à l’encontre des étrangers érigés en « problème » joue in fine un rôle décisif dans la racialisation de la société.

“Cette politique a des effets sur l’ensemble
des Français. On ne peut racialiser les autres
sans racialiser l’identité nationale.”

Qu’entendez-vous par là ?
Il ne s’agit pas, bien entendu, d’affirmer l’existence de races. Mais le jeu constant d’opposition entre eux et nous s’appuie sur l’origine ou la culture, supposées ou réelles, la couleur de peau, le patronyme, la religion…  Prenez les Roms et les gens du voyage : certains sont français, tous sont européens. N’empêche, ils sont traités comme une catégorie à part, des citoyens de seconde zone. De même, lorsque Nicolas Sarkozy, en plein débat sur l’identité nationale, distingue, dans une tribune sur l’islam (1), « ceux qui accueillent » de « ceux qui arrivent », il renvoie les musulmans (considérés, tous, comme des nouveaux venus !) du côté des étrangers. Et présente leur religion, par nature, comme étrangère à la France. Cette politique a des effets sur l’ensemble des Français. On ne peut racialiser les autres sans racialiser l’identité nationale. Stigmatiser les musulmans ou les Noirs, c’est dessiner, en creux, la figure des Blancs.

En 2005, avant même les émeutes urbaines, Alain Finkielkraut et Pierre-André Taguieff n’avaient pas hésité à dénoncer des « ratonnades anti-Blancs ». Le vocable est subrepticement entré dans notre lexique : Christophe Lemaitre, héros de l’athlétisme français, a été présenté en juillet 2010 comme le premier Blanc à franchir la barre des dix secondes. Son triomphe venait juste après le fiasco de l’équipe nationale de football, qui est, au moins depuis 2005, au coeur de polémiques raciales. Pendant la Coupe du monde en Afrique du Sud, la presse a dénoncé les brimades dont Yoann Gourcuff aurait été victime en employant un mot d’origine arabe : la loi des « caïds ». La connotation raciale de cette polémique était manifeste. Certes, Franck Ribéry est blanc aussi. Mais tout se passe comme si ce converti à l’islam avait basculé, pour les médias, de l’autre côté de la barrière de couleur.

Comment se définiraient les contours de cette « question blan­che » que des intellectuels comme Pierre Tevanian ou Christine Delphy voient émerger dans le débat depuis plusieurs années ?
Je préfère parler de « blanchité », plutôt que de Blancs, pour éviter d’accréditer l’existence d’une race blanche. C’est une « blanchité sexuelle ». Nous, Français de souche, serions du côté de la démocratie sexuelle, eux, non. Nous traiterions bien nos femmes, tandis qu’eux leur imposeraient la polygamie, le voile, les tournantes… La politique d’immigration et d’identité nationale est bien une politique de la couleur. D’où ma question : voulons-nous devenir Blancs ?

L’ONU, l’Europe et même le pape ont réagi très fortement contre la stigmatisation des tsiganes par la France. Cette fois, Nicolas Sarkozy n’est-il pas allé contre ses propres intérêts ?
Effectivement. Et si la machine infernale était en train de s’enrayer ? Depuis les années 1980, nous avons vécu sous le régime d’une croyance au « seuil de tolérance » : la peur de l’invasion, la phobie des clandestins. Pourtant, seulement 15 000 Roms roumains et bulgares vivent en France. Et moins de 300 000 sans-papiers pour 65 millions de Français. C’est huit fois moins qu’aux Etats-Unis, avec leurs 12 millions de clandestins pour 310 millions d’Américains. En prétendant refléter la xénophobie populaire, on pensait gagner à tous les coups. Dès lors, pourquoi s’en priver ? Mais à force, en aurait-on trop fait ? Il n’est plus forcément payant de jouer cette carte. Du coup, certains, même à droite, redécouvrent les bénéfices politiques de la vertu. Je fais l’hypothèse que la longue droitisation du problème de l’immigration pourrait buter aujourd’hui, dans notre société, contre un « seuil d’intolérance ».

N’oublions pas la leçon du Pacte civil de solidarité. J’ai étudié ce débat de la fin des années 1990 : l’homophobie avait libre cours, y compris au Parlement. Mais, alors que la gauche s’apprêtait à voter la loi, c’est Nicolas Sarkozy lui-même qui a rejeté les surenchères homophobes de son camp dès l’été 1999. Les droits des homosexuels sont alors devenus un enjeu de concurrence électorale, pour ne pas abandonner ce terrain à la gauche. Après le Pacs, les politiques ont donc renoncé à jouer la carte de l’homophobie, ringardisée. Mieux : ils rivalisent désormais dans la lutte contre l’homophobie, signe de modernité. Pourquoi n’en irait-il pas de même, demain, pour la xénophobie ? Même chose pour l’Europe. Le Royaume-Uni ou l’Espagne misaient encore récemment sur l’immigration. C’est seulement au milieu des années 2000 que l’Europe des identités nationales s’est posée en rempart contre l’immigration africaine.

Mais aujourd’hui, Bruxelles ne saurait tolérer, sans se renier, la discrimination d’Etat à l’encontre des Roms : ils sont européens. Eric Besson ne pourra plus se vanter, en réponse aux critiques, de faire l’unanimité en Europe. Comme en France, le vent est peut-être en train de tourner.

En France, toute la gauche s’indigne. Mais où sont ses contre-propo­sitions ?
Depuis les années 1980, la gauche s’est laissé gagner par l’évidence d’un problème de l’immigration. Elle croyait se rallier au réalisme, oubliant que tous les travaux, en économie, en démographie, en sociologie, démentent cette réalité.

“Le vrai problème, ce n’est pas la différence
culturelle ; c’est la politique
qui constitue l’immigré en ‘problème’.”

Vous niez donc l’idée qu’il y ait un « problème » de l’immigration ? Que voulez-vous dire ?
« L’invasion » est un fantasme, pas une réalité : la « misère du monde » reste dans le Sud. Tous les organismes internationaux s’accordent donc à dire qu’il faut plus, et non pas moins d’immigration, pour des raisons tant économiques que démographiques. Quant à l’intégration des immigrés, le vrai problème, ce n’est pas la différence culturelle ; c’est la politique qui constitue l’immigré en « problème ».

Certes, il reste des questions tech­ ni­ques à régler (combien de visas de travail ? pour qui ?), mais pourquoi discute-t-on tant des chiffres de l’im­mi­gration et si peu des effectifs d’enseignants, de travailleurs sociaux ou de personnel hospitalier ? Si l’on veut parler d’insécurité, pourquoi les effectifs de police, déjà insuffisants, sont-ils accaparés par la lutte contre l’immigration ? Une réforme de la fiscalité n’est-elle pas plus urgente qu’une nouvelle loi sur l’immigration ? Tant que la gauche n’aura pas le courage de dire que les électeurs ont d’autres problèmes, son pragmatisme la condamnera à l’échec.

Et si le problème n’était pas l’immigration, mais la politique d’immigra­tion qui est menée ? Exemple : fermer les frontières n’empêche pas les immigrés d’entrer, mais ne leur permet plus de ressortir. C’est pour interroger les fausses évidences que notre association, Cette France-là, a lancé un audit de cette politique avec des élus de tous bords, députés, sénateurs et parlementaires européens (2).

Nicolas Sarkozy se veut le champion de la « culture du résultat » ; le moment est venu d’évaluer cette culture à l’aune de ses résultats. La droite oppose la raison au coeur, et le réalisme à l’angélisme. Il faut récuser ce partage. La droite n’a jamais eu le monopole de la raison. Mais aujourd’hui, c’est bien la déraison qui est au pouvoir.

.

Propos recueillis par Thierry Leclère

Télérama n° 3168
(1) « Respecter ceux qui arrivent, respecter ceux qui accueillent », Nicolas Sarkozy, Le Monde, 9 décembre 2009.
(2) Parmi eux les députés Sandrine Mazetier (PS), Martine Billard (Parti de gauche), Noël Mamère (Verts), Etienne Pinte (UMP) et Françoise Hostalier (UMP).

A lire
Le premier volume de Cette France-là, de Michel Feher, couvre la politique d’immigration de la France sur la première année du quinquennat, éd. La Découverte, 2009, 448 p., 14 €. Le second volume, incluant la dimension européenne, couvre la seconde année, éd. La Découverte, 2010, 432 p., 18 €. Vous êtes français ? Prouvez-le !, sous la direction de Catherine Coroller, éd. Denoël, 172 p., 14 €.

Laisser un commentaire

Aucun commentaire pour l’instant.

Comments RSS TrackBack Identifier URI

Laisser un commentaire