Que savons-nous de la rue Egyptienne ?

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luxorVente des Avoirs Publics. Un projet de loi présenté par le ministre de l’investissement ne cesse de provoquer de vives polémiques au sein de la rue. Si pour les experts, il s’agit d’une idée audacieuse, pour le simple citoyen, c’est une manière de tout céder. Etat des lieux.

La grande braderie

« Je veux mon droit », tel est le titre du film égyptien diffusé il y a six ans dans les salles de cinéma. Le film décrit l’initiative prise par Saber, un simple citoyen, pour obtenir son droit à un logement. Et ce, après avoir parcouru la Constitution qui garantit le droit du citoyen égyptien à la possession de biens publics. Première du genre en Egypte, l’histoire incarnée par le film devient une réalité. Deux semaines se sont écoulées depuis que le ministre de l’Investissement a lancé un projet de loi visant à vendre les actions de 153 entreprises publiques et les redistribuer au peuple égyptien. Mais le gouvernement a posé une condition, celle de conserver une quote-part entre 30 et 67 %. La répartition des actions se fera par le biais des ministères des Télécommunications et du Développement administratif et concerne chaque citoyen dont l’âge dépasse les 21 ans, et ce grâce à une carte magnétique. Le ministre de l’Investissement, Mahmoud Mohieddine, a par ailleurs déclaré que Hani Ramzi, héros du film, participerait à la campagne de sensibilisation au sujet de cette loi.

Les déclarations officielles assurent que plus de 42 millions d’Egyptiens pourront tirer profit de ce projet de loi qui ne cesse de provoquer des remous dans la rue. Les réactions sont partagées : méfiance, inquiétude, indifférence et ignorance, approbation et quête du rêve, celui de la richesse pour une large majorité.

Une affaire compliquée

Dans les cafés, les moyens de transport, les clubs et même dans les réunions privées et les foyers, le sujet s’impose. Pour les experts en économie, le projet porte le nom « Privatisation de masse ». Il s’agit d’estimer la valeur totale des avoirs publics, la diviser par les 40 millions d’Egyptiens de plus de 21 ans, et la distribuer sous forme de coupons. De manière à ce que chaque Egyptien possède une partie des richesses économiques. Ces coupons seront échangeables sur le marché et chacun sera ainsi libre de les céder ou les garder. Si telle est la définition professionnelle de ce projet, la rue voit les choses autrement.

« La buse n’offre pas de poussins, comme le dit le proverbe égyptien. Tel est le cas de notre gouvernement qui a dû voir le film de Hani Ramzi un peu trop tard. On a perdu toute confiance dans les responsables, il n’est pas question donc de nous montrer le côté optimiste du projet, alors qu’une grande partie de la vérité n’a pas été dévoilée. Je suis sûr que ce projet œuvre pour l’intérêt d’une minorité, en l’occurence les plus riches. Il nous propose cela pour montrer que nous vivons dans un pays démocratique », assure Mohamad Hussein, fonctionnaire qui débat le sujet avec ses collègues, attablé dans un café. La fumée de son narguilé embaume le lieu. Il tire sur la pipe comme s’il voulait se défouler. « Depuis quand le gouvernement tient-il compte des conditions dans lesquelles vivent les Egyptiens ? Les dirigeants sont-ils parvenus à régler tous les problèmes cruciaux tels que la crise du logement, la hausse du prix du fer, celle de l’électricité, les queues interminables et les batailles hebdomadaires en quête d’une galette de pain et ce, sans oublier de citer ce sentiment d’humiliation que l’on ressent à chaque fois que l’on nous rappelle que le gaz naturel est subventionné par l’Etat ? Ce dernier s’est-il réveillé soudain pour nous promettre que nous pouvons devenir les propriétaires de nos biens ? L’Egyptien préoccupé par la bataille du gagne-pain ne va sûrement pas penser à se lancer dans des investissements ». Les plateaux de thé à la menthe font le tour des tables. La discussion est vive. « Vendre les avoirs publics des entreprises du secteur public est un crime, c’est peut-être une occasion pour que les monstres du capitalisme s’accaparent l’achat des actions et par la suite guider le pays selon leur propre intérêt. Le citoyen qui souffre de la crise économique va sans doute vendre ses actions pour une bouchée de pain. Pire encore, si des investisseurs étrangers rentrent en jeu, l’Egypte risque d’être vendue à des hommes d’affaires israéliens ou à celui qui va payer le plus d’argent. Peut-être qu’un jour viendra-t-on nous dire que les Pyramides et le Nil ont été mis en vente », s’indigne Sayed, professeur d’histoire, qui regrette la bataille menée par l’Egypte au cours des années 1960 pour protéger sa terre. A une table adjacente, la discussion s’acharne toujours sur le même sujet. « Le gouvernement semble offrir une somme d’argent à un enfant qui ne sait pas comment en user. La majorité du peuple ne possède pas les bases de la culture de la Bourse et ne comprend pas que veut dire une action. La chute qu’a subie la Bourse durant ces derniers temps en est une preuve », estime Amr Abdel-Hay, professeur. Il prend une gorgée de son thé, puis poursuit : « Je ne comprend pas ce film comique que le gouvernement est en train de jouer alors qu’il gère la politique de la privatisation comme il le faut depuis des années pour l’intérêt de ses fidèles. Peut-être veut-il que la question prenne un aspect plus légitime ? », se demande-t-il.

Une vente inquiétante

Selon le scénariste Tareq Abdel-Guélil, qui a écrit le film Je veux mon droit, inspiré d’une pièce de théâtre rédigée par l’écrivain Youssef Ouf, et qui a été interdite depuis six ans par la commission de censure, la vente des biens publics est un véritable crime que l’Histoire ne va jamais nous pardonner. « Bien que le héros du film, Saber, ce simple citoyen, ait collecté tout le long du film des procurations qui lui permettent de vendre le pays, il s’est rendu compte à la fin du film du danger de la transaction, suite à un éveil de conscience patriotique. Cela veut dire que le film a présenté l’idée sans l’encourager ni l’accepter ; au contraire, nous étions tout à fait contre l’affaire », poursuit Abdel-Guélil qui ne cesse depuis d’être une star sur les chaînes satellites et les pages des journaux.

Et celui qui va vendre, quel sera son sort ?, se demande Mohsen Aboul-Fotouh, mécanicien. C’est alors la fin de l’union entre le citoyen et le gouvernement ? Doit-il finalement quitter le pays après avoir vendu ses actions ?, avance-t-il. Dans les transports publics, les discussions font bon train. « Je ne sais pas ce que veut dire action en Bourse ou portefeuille. Si cela veut dire que par le biais de ce portefeuille, je pourrais avoir un revenu fixe qui me permette de rester chez moi sans vivre les tracas quotidiens, cela va être le paradis », explique Oum Fouad, poissonnière.

Moustapha Kamal, chauffeur, partage son avis bien qu’il paraisse plus indifférent. Lui a décidé de vendre ses actions dès qu’il les recevra et partir vivre dans un autre pays. « Je n’ai jamais senti mon appartenance à ce pays. Depuis ma tendre enfance, je souffre tout le temps, que ce soit à la maison ou au travail. Vaut mieux vendre ses actions contre une somme garantie, quitter le pays et le laisser à son peuple original. Les pauvres et les marginaux sont des laissés-pour-compte en Egypte. Je ne comprends pas cette loi, mais sûrement je vais tout vendre ».

Or, les interrogations de Moustapha et Oum Fouad semblent avoir des échos dans les rangs des intellectuels. L’écrivain Khaïri Ramadan a assuré dans son éditorial au quotidien Al-Masri Al-Youm que la loi n’est pas claire et que le gouvernement doit déployer plus d’efforts pour éclaircir l’opinion publique quant à son importance et les moyens de son application sans porter atteinte aux droits élémentaires des citoyens, comme la subvention des services vitaux. Beaucoup de questions se posent donc : La valeur des actions qui vont être distribuées sur les 41 millions d’Egyptiens va-t-elle être minime ? Les pauvres vont-ils recevoir le même quota que les riches ? N’y a-t-il pas de solution juridique qui offre aux pauvres plus d’avantages ? Cette loi va-t-elle être un motif pour supprimer toute subvention ?

Bilal Fadl, écrivain et scénariste, a aussi abordé le sujet dans sa colonne ironique Istibaha. Il éprouve de la crainte face à l’ambiguïté qui caractérise la loi, l’analphabétisme et la pauvreté dont souffrent la majorité des Egyptiens. Une crainte que le peuple soit exploité, guidé comme un troupeau de moutons à vendre les fondements du pays. Une raison qui a poussé plusieurs députés au Parlement à réclamer l’importance d’une étude sérieuse garantissant la protection du bien public et interdisant sa vente après avoir inculqué au citoyen égyptien la culture économique susceptible de l’aider à utiliser ses actions à bon escient. « L’idée est bonne en principe, surtout qu’elle vise à réaliser plus de justice sociale. Mais il faut nous renseigner un peu plus sur le contenu de l’idée, surtout que l’Egypte a vécu une expérience pareille au début des années 1960 à travers la nationalisation qui s’est terminée par une défaite aux niveaux politique, économique et social. De plus, il faut mentionner les expériences des pays qui ont réussi en appliquant une telle politique », révèle l’écrivain Soliman Gouda.

Vigilance, angoisse ou indifférence pour les uns, et pour d’autres c’est la joie car ils l’approuvent. « C’est une excellente idée », confie Mariam, étudiante. Elle assure que pendant des années, le gouvernement vendait le secteur public sans donner des miettes au peuple, il est donc temps que ce dernier en profite. Noha, secrétaire, partage l’avis de Mariam. Elle assure que c’est un moyen efficace pour préserver la fortune publique. « Car si je possède et je gère, je serai plus prudente pour sauvegarder les biens publics. Les gens sont indifférents car ils ne possèdent rien ». D’autres ont déjà commencé à planifier les projets qu’ils vont faire après avoir vendu les actions. Hagga Soad, femme au foyer, veut bien préparer le trousseau de sa fille et partir pour faire le petit pèlerinage. Mais ironie du sort, elle ne sait pas encore que la valeur du coupon ne va pas dépasser les 400 L.E.

Et face à cette agitation que vit aujourd’hui la rue égyptienne, il y en a ceux qui éprouvent une angoisse que la question soit une manœuvre politique. « S’agit-il d’un pot-de-vin présenté au peuple pour garantir la transaction de l’héritage de la présidence ? Ces actions vont-elles être un moyen pour combler le fossé qui sépare le fils du président de la large foule égyptienne qui ne semble pas apprécier son arrivée au pouvoir ? », conclut le politicien Diaa Rachwan.

Une question qui trouvera sa réponse dans les jours à venir … .

Dina Darwich

AL Arham

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