Révolte en Guyane et silence médiatique

OUTREMER-GUYANE-MANIFESTATIONM. le médiateur,

Je vis en Guyane Française, département français d’outre-mer de 200 000 habitants, qui occupe une surface équivalente à celle du Portugal sur le continent sud-américain (au nord du Brésil).
Nous sommes aujourd’hui le dimanche 30 novembre 2008. Depuis le lundi 25 novembre, des barrages placés sur tous les carrefours névralgiques du réseau routier empêchent toute circulation dans ma région. Ces barrages sont le résultat d’un mouvement de protestation contre le niveau trop élevé du prix de l’essence (50% plus élevé qu’en France métropolitaine).


En outre, depuis hier, plus aucun bateau ni avion (sauf avions militaires) ne circule entre la Guyane et le reste du monde, suite au blocage du port et de l’aéroport.
Je vous demande, M. le médiateur, de vous représenter les conséquences d’une telle situation de blocage.
La région est complètement paralysée depuis une semaine, avec impossibilité de se déplacer d’un point à un autre autrement qu’à pied  ou en bicyclette.  Tous les établissements d’enseignement (des écoles à l’université) sont fermés depuis mercredi.  Les magasins d’alimentation n’ouvrent plus en moyenne que deux heures par jour, le matin, et en sont réduits de toute façon à écouler leurs stocks (n’étant plus approvisionnés en produits frais, ni d’importation ni du marché local).
Presque plus personne ne peut se rendre à son travail, et la vie économique est donc entièrement au point mort (le MEDEF Guyane a estimé à 13 millions d’euros par jour les pertes pour l’économie locale).  Certaines personnes nécessitant des soins à domicile n’ont pu recevoir les visites nécessaires de leur infirmière libérale.  Dans les hôpitaux et les centres de soins, on craint de manquer de médicaments périssables (les médicaments ne pouvant être gardés plus de quelques jours, comme ceux utilisés pour les trithérapies) … une réquisition des dockers a permis de décharger un conteneur de ce type de médicaments du dernier navire de commerce encore à quai, et les manifestants ont laissé le camion de l’hôpital passer au barrage ; mais pour l’avenir, on ne peut qu’espérer que la solution du ravitaillement par avions cargo militaires pourra fonctionner. Et on prie pour que personne n’ait besoin d’une évacuation sanitaire d’urgence vers les hôpitaux mieux équipés des Antilles ou de France métropolitaine.
L’électricité produite en Guyane dépend encore, pour un quart, de centrales thermiques, fonctionnant avec des turbines diesel.  N’ayant pas d’autre ressource que de fonctionner à présent sur ses stocks de carburant, EDF Guyane en est réduit à espérer que la situation ne durera pas plus de quelques jours, faute de quoi l’électricité viendra à manquer aussi à certains endroits …
Au cours de certaines des nuits de la semaine qui vient de s’écouler, malgré la bonne conduite générale du mouvement – qui bénéficie d’une solidarité de principe d’une grande partie de la population – des débordements ont eu lieu dans des quartiers sensibles des deux grandes villes que sont Kourou et Cayenne.  Il y a eu des incendies de mobilier urbain, des affrontements avec les forces de l’ordre.  À Kourou, des commerçants ont été agressés par des pillards.
Tout ce que je vous décris, M. le médiateur, se passe en ce moment, dans un département français.
Or lorsque nous, Guyanais, parlons de cette situation avec des amis qui habitent en France métropolitaine, ils ont du mal à nous croire. Leur réaction est en effet de penser que ce n’est pas possible, car SI C’ÉTAIT SI GRAVE, ON EN PARLERAIT.  Et c’est à ce sujet, M. le médiateur, que je souhaite vous interpeller : c’est effectivement grave, et ON N’EN PARLE PAS.
Nous avons le malheur supplémentaire, en Guyane, dans la paralysie générale, d’avoir encore la possibilité d’entendre et de regarder les médias nationaux, et de constater avec ébahissement que nous n’y existons pas.
Au journal de France 2 hier soir, un sujet d’une quinzaine de secondes a fait état de perturbations liées à des protestations contre le prix de l’essence en Guyane, et des conséquences que ces perturbations avaient sur le calendrier du prochain lancement de la fusée Ariane depuis le Centre Spatial Guyanais.
Au journal national de France 3, un sujet d’une dizaine de secondes a également montré quelques manifestants avec des banderoles, et le présentateur a précisé que « toute l’île » était paralysée par ces troubles (notez que le niveau d’information sur la Guyane consiste à penser qu’il s’agit d’une île).
Au cours d’un flash d’information de France Inter que j’ai eu l’occasion d’entendre (je sais que vous n’avez pas titre à me répondre en ce qui concerne France Inter, mais je souhaite vous le mentionner pour que vous mesuriez le décalage surréaliste dont il témoigne), celui de samedi 16h, il y avait un reportage de plusieurs dizaines de  secondes sur une manifestation de motards qui bloquait le Pont-Neuf à Toulouse, et pas une seule mention de la Guyane. Imaginez l’ahurissement d’un citoyen du département français de la Guyane, qui est bloqué par des barrages, qui cherche un magasin ouvert pour acheter une boîte de lait pour bébé, et qui écoute les informations de France Inter à la radio, où il apprend que des motards bloquent le Pont-Neuf à Toulouse (et c’est tout pour l’information aujourd’hui).

Si vous relisez la description que je vous ai faite de la situation actuelle, avérée, en Guyane, je pense que vous ne pourrez pas vous empêcher d’être frappé par le décalage de traitement de l’information. Un département français de 200 000 habitants est complètement paralysé, et on en parle moins que des retards de l’Eurostar Londres-Paris. J’ai du mal à imaginer que ce traitement serait comparable s’il s’agissait d’un département français plus proche de la capitale. Imaginez la Corse, ou la Corrèze (populations comparables à celle de la Guyane) bloquée, coupée du monde, avec des débuts de troubles à l’ordre public et des difficultés de ravitaillement des ménages … pouvez-vous concevoir qu’il n’en serait pas fait mention dans les journaux ? C’est pourtant très exactement ce qui est en train de se passer en ce qui concerne la Guyane.

Le plus étonnant dans ce silence sur les événements qui touchent ma région est que l’information n’est absolument pas cachée.  Des dépêches AFP rapportent régulièrement la situation (cf. un fil de dépêches triées sur http://www.rfo.fr/depeches.php3).  Les journaux télé et radio de RFO Guyane, autre branche du service public de France Télévisions, sont accessibles en direct et en différé sur le site internet de cette station.  Les images de RFO Guyane sont accessibles aux autres chaînes de France Télévisions.  De nombreux sites internet locaux, qui relaient une information venant de la base (citons notamment http://www.blada.com et http://www.97320.com, sites que les internautes alimentent en témoignages directs du terrain), sont parfaitement accessibles et fonctionnent en ce moment à plein régime.

Je vous écris donc pour vous sensibiliser à ce décalage surprenant en termes de traitement de l’information, qui me paraît personnellement tout à fait incompréhensible.  Je souhaiterais que vous, dans votre rôle de médiateur, puissiez obtenir de la rédaction de France 2 qu’elle reconnaisse que le traitement de l’information sur la situation en Guyane est en effet incroyablement insuffisant, et qu’elle remédie à cette situation.  La question n’est pas anodine pour nous, car le manque d’information sur notre situation dans les médias nationaux peut parfaitement contribuer à la lenteur de la solution de la crise.

Si en revanche la rédaction de France 2 considère qu’elle est bien suffisamment informée, et que le traitement donné à la situation en Guyane est tout à fait normal, tant quantitativement (une poignée de secondes au JT), que qualitativement (l’ensemble de la situation que je vous ai décrite résumée à un report de tir de fusée, événement en soi assez commun), alors j’aimerais vraiment en comprendre la justification.  Je n’y peux, dans mes réflexions actuelles, n’en imaginer que deux causes possibles auxquelles je souhaite ne pas croire.  La première est qu’un département français situé loin de la métropole n’a pas exactement le même statut, au niveau de l’importance à lui accorder, qu’un autre département français ; vous comprendriez bien sûr que si c’était le cas, cela ne pourrait être interprété de notre part, habitants de la Guyane, que comme une forme de discrimination scandaleuse.  La seconde est qu’on ne veuille pas montrer aux habitants de France métropolitaine qu’on peut vraiment tout bloquer quand les choses vont mal … de peur que cela ne leur donne des idées.

En vous remerciant de l’intérêt que vous voudrez bien porter à mon courrier, je vous prie de croire, M. le médiateur, en l’assurance de ma très grande considération.

Pascal Vaillant Montjoly, Guyane

Lettre de Madinin’Art

4 commentaires

  1. Eh oui montrer la situation en Guyane pourait donner des idées!
    s’il s’etait agit du Tibet et non de la Guyane le traitement par les médias aux ordres serait tout autre.

  2. Montrer la mobilisation, c’est aussi se contraindre à montrer les solutions utilisées pour la faire cesser.
    Avec Obama à la maison blanche certaines brutalitées faces à une population majoritairement noire, deviennent peut-être délicates…
    Une marche arrière ? Sous les médias ?

  3. Si seulement l’exemple de la Guyane pouvait s’étendre à la France à l’Europe…J’espère. Cher Pascal, la Guyane a sauvé l’honneur et nous montre l’exemple. Les voleurs ont reçu en 1 heure 365 milliards d’€ ; les pauvres 1,5 milliards d’€ au bout d’un an de négociations.

  4. C’est vrai que ce silence autour de ce qui se passe en Guyane est très révélateur de la nature de nos médias de masses.

    PS: j’ai tout de même entendu une intervention de quelques minutes la semaine dernière sur France Inter (dans une émission diffusés en plein milieu de la nuit) sur les événements de Guyane. Mais c’est très maigre.

    Evgueni.


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