Immanuel Wallerstein: « Le système qui sortira de la crise sera très différent »

Par Iñigo Errejón et Pablo Iglesias
Diagonal . Madrid, 14 à au 19 février 2009.

image0012La crise économique mondiale et le désastre du système capitaliste posent, selon Wallerstein, un dilemme à propos duquel l’humanité devra décider quelle direction prendre. Immanuel Wallerstein est un important analyste du « système monde », peut-être la perspective théorique d’inspiration marxiste la plus influente dans les sciences sociales depuis les années 70. Il fut invité à Madrid et Barcelone par l’université Nomade. Après avoir pris part, conjointement avec l’Association Universitaire Contrapoder, à une conférence de la faculté de Sciences Politiques et Sociologie de la Complutense devant plus de 600 personnes dont étudiants et professeurs, il eut la gentillesse de répondre à nos questions.

 

DIAGONAL : Votre vision sur les espoirs que nous devons avoir sur la présidence d’Obama, et dans quelle mesure sa victoire peut être interprétée par rapport à la crise de l’hégémonie étasunienne et à la perception généralisée de cette crise nous intéresse particulièrement.

IMMANUEL WALLERSTEIN : C est positif que Obama soit arrivé à la présidence des Etats-Unis, mais cela ne signifie en aucune façon un changement substantiel. Il agira de manière plus intelligente que son prédécesseur, ce qui non plus n’est pas difficile. L’administration Bush, avec son militarisme conservateur, a précipité la chute de l’hégémonie étasunienne dans le système interétatique. Face à cela, Obama peut comprendre la situation et avancer vers un monde bipolaire, mais en aucun cas il pourrait refaire les Etats-Unis, au sens de réinstaurer l’hégémonie des USA, qui ne reviendra plus. D’autre part, devant la compréhension des problèmes profonds que connaît la société étasunienne, Obama émerge comme un symbole illusoire pour la grande majorité du pays, même avec une popularité très élevée dans d’autres pays. Obama rassemble un électorat très vaste, qui va depuis de la gauche (sauf quelques groupes minoritaires) jusqu’au centre-droit, et ne pourra pas répondre aux espoirs de tous, ni s’opposer frontalement aux, défis systémiques qui dépassent en tout cas, sa capacité d’action. Il s’agit d’un homme jeune, intelligent et bien formé. Il est en outre un afro-américain, ce qui constitue un symbole qui ne peut pas être oublié, d’extrême importance. Tout ceci est positif, mais n’est pas suffisant. Il faut être réaliste à ce sujet, et contextualiser les possibilités de changement réellement existantes. Obama est le meilleur président que les Etats-Unis pourraient avoir en ce moment, mais il ne cesse pas pour autant d’être le président des Etats-Unis, une puissance hégémonique en perte de vitesse dans un système-monde en pleine crise structurelle.

Dans quelle mesure les turbulences systémiques que nous vivons peuvent produire une mutation du capitalisme ? Celles-ci marquent-elle, au contraire, une limite définitive du capitalisme comme système historique ?

Pour lire correctement l’étape historique dans laquelle nous nous trouvons, nous devons distinguer entre les dynamiques de continuité et celles de rupture, entre ce qui est normal et ce qui est exceptionnel. Ce qui est normal est l’effondrement du modèle spéculatif que nous avons vécu, qui correspond à une Phase B dans les cycles de Kondratieff qui décrivent les dynamiques de long terme dans l’accumulation capitaliste. Ce qui est exceptionnel est la transition, que nous vivons depuis 30 ans, d’un système-monde capitaliste vers une autre formation socio-historique. À mon avis nous pouvons être sûrs que dans 30 ans nous ne vivrons plus dans le système-monde capitaliste. En ce sens, avec la crise conjoncturelle du capitalisme, converge une crise structurelle, une baisse historique du système-monde. En cela, cette phase de récession économique mondiale se distingue des précédentes : le nouveau système social qui sortira de cette crise sera substantiellement différent. Il évoluera dans un sens démocratique et égalitaire ou réactionnaire et violent ,c’est une question politique et par conséquent ouverte : cela dépend du résultat du conflit entre ce que j’appelle « l’esprit de Davos » et « l’esprit de Porto Alegre ». Autrement dit, de l’intelligence et du succès politique des mouvements antisystémiques.

Vu l’importance qu’ont eu ce qu’on appelle les « extériorités », les appropriations privées non payées de biens communs comme les ressources naturelles et écologiques, comment évaluez-vous la tentative d’Obama et de son administration d’ouvrir un nouveau processus d’expansion à travers un « capitalisme vert » ?

Obama a comme vertu son appréciation intelligente du problème écologique. Ce qu’il peut faire à ce sujet, est toutefois conditionné par les nominations qu’il a faites et par ses faibles possibilités de coopération avec d’autres pays en ce sens, dans un cadre général de pragmatisme. Quoi qu’il en soit, le problème est énorme et échappe aux politiques environnementales hypothétiques d’un gouvernement, même de celui des Etats-Unis. Un changement de modèle productif est nécessaire et, plus loin, un changement de civilisation. Nous devons vivre d’une autre manière, profiter de la transition vers un autre système pour opter pour quelque chose de différent. La citoyenneté étasunienne, comme les autres, perçoit généralement les menaces actuelles presque exclusivement dans la réduction de son niveau de vie, tandis que nous courons un risque global, tant dans les pays riches que dans les pauvres, de vivre dans un monde écologiquement détruit, qui fait courir un danger à la survie collective.

Le déclin de l’hégémonie étasunienne peut -il ouvrir un espace pour l’émergence de l’UE comme première puissance mondiale ?

L’Europe a une certaine autonomie politique, mais traverse une période très complexe par les tendances très différentes qui existent dans les différents pays. La crise financière rend encore plus difficile le processus de construction européenne (indispensable pour qu’elle puisse agir comme puissance mondiale). L’effondrement économique qu’ on aperçoit en ce moment en Grèce, Italie, Espagne, Islande, etc., génère des tendances protectionnistes très sérieuses. Nous verrons si l’Europe peut affronter les circonstances actuelles. Le processus de construction de l’UE s’est compliqué avec son expansion vers les pays de l’Est et maintenant elle en paye le prix.

Quel impact pourrait avoir cette crise dans les expériences de virage à gauche en Amérique Latine ?

Le plus positif de la présidence de Bush fut de constituer le meilleur stimulant pour l’intégration latinoaméricaine. Ce n’est pas accidentel que durant ces années sont apparus des présidents plus ou moins à gauche dans 11 ou 12 pays de la région. C’est simplement impressionnant. Le fait que les USA soient tellement embourbées au Moyen-Orient, a fait qu’ils manquaient de capacité militaire, politique et économique pour s’ingérer dans la politique latinoaméricain. Actuellement, l’Amérique Latine exerce un rôle politique autonome et c’ est un fait irréversible. Il est clair que la politique de Chavez n’est pas celle de Bachelet, ni non plus celle de Lula, mais, quoi qu’il en soit, l’Amérique Latine est une force géopolitique indépendante dans laquelle le Brésil est, sans doute, le primus inter pares, comme le démontrent ses succès dans sa politique extérieure. Un exemple de cela fut son rôle, crucial, dans les réunions d’Unasur, du Groupe de Rio, etc., qui constituent une véritable déclaration d’indépendance. Par malheur, le rôle extérieur, que je juge positif, n’a pas été accompagné d’une politique intérieure plus à gauche.

Les travailleurs immigrants se deviennent des cibles des comportements politiques réactionnaires. Comment voyez-vous ce problème ?

L’immigration, que je préfère appeler une migration, ne serait pas un problème dans un monde relativement égalitaire, parce que la majeure partie des gens préfère vivre là où ils sont nés ou, en tout cas, où il ont leurs liens culturels propres. Ceux qui migrent, eux le font pour améliorer leur situation économique et politique, et les chefs d’entreprise profitent de cette source de main d’oeuvre comparativement plus bon marché que celle des pays récepteurs. Le problème des migrations ne peut être résolu dans ce système, ni dans les cadres étatiques ou avec des activités policières, parce qu’il est provoqué par l’immense polarisation économique, sociale et politique dans le monde. Tant que ne disparaitra pas celle-ci, nous n’aurons pas de solutions définitives au problème des migrations.

Quels sont les signes les plus prometteurs en voie d’émancipation et quels sont les pires indicateurs de possibles involutions réactionnaires ou d’une plus grande violence systémique ?

La situation la plus positive provient de l’Amérique Latine. En revanche, là où je trouve davantage de dangers sur le plan géopolitique c’est au Pakistan. Obama se trompe dans sa politique envers ce pays. Le Gouvernement pakistanais, en suivant les pressions des USA, peut provoquer une situation dangereuse. Il ne faut pas oublier que le Pakistan est un pays avec un armement nucléaire, en tension permanente. La politique d’Obama n’est pas bien pensée pour le Pakistan. Obama veut se montrer fort et dur. Pour moi, c’est une erreur. Il faudra être attentifs à l’évolution des événements dans les prochains mois.

Nationalismes et gauches.

Frantz Fanon, qui a été une de tes références théoriques, a revendiqué le pouvoir du nationalisme comme voie de libération pour les pays du Tiers Monde.Le nationalisme peut-il être un mécanisme d’émancipation dans les pays riches ?

Tous les nationalismes sont partout la même chose. Quand ils revendiquent contre le pouvoir, qu’importe le pouvoir, ils sont progressistes. Toutefois, au moment où ils conquièrent l’État, les nationalistes deviennent de droite. C’est quelque chose de normal, se produit partout. C’est pourquoi il n’y a pas de bons nationalismes et de mauvais nationalismes. Les nationalismes qui combattent pour obtenir des droits peuvent entraîner des avancées positives, mais au moment où ils obtiennent ces droits ils perdent leur force transformatrice, en Espagne, aux USA et partout dans le monde. C’est ce dont Fanon s’est rendu compte et c’est pourquoi il a défendu le panafricanisme pour poursuivre les luttes de libération nationale.

Brèves notes biographiques

Immanuel Wallerstein (1930) est newyorkais et auteur de Système-monde moderne, oeuvre en trois volumes qui apporte un modèle interprétatif basé tant sur le marxisme que sur les théories sur l’économie mondiale de Fernand Braudel. Le troisième point idéologique sur lequel se base sa théorie du système-monde est la « Théorie de la Dépendance » qui établit la division durable du monde en noyau, semi-périphérie et périphérie. Wallerstein rejette l’idée conventionnelle de « Tiers Monde » puisque, à son avis, l’échange économique crée un réseau complexe de relations. Chaque mois, il publie ses Commentaires sur l’actualité du monde globalisé.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi.

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